Voici quelques extraits qui on particulièrement résonnés en moi de "Mourir de Dire - La honte" de Boris Cyrulnik, Éditions Odile Jacob
4è de couverture
"Si vous voulez comprendre pourquoi je n’ai rien dit, il vous suffit de chercher ce qui m’a forcé à me taire. Je vais donc me taire pour me protéger. Le honteux aspire à parler, mais ne peut rien vous dire tant il craint votre regard. Alors il raconte l’histoire d’un autre qui, comme lui, a connu un fracas incroyable. À la honte qui me fait me taire s’ajoute, si je parle, la culpabilité de vous entraîner dans mon malheur."
p23 - Le honteux fait secret pour ne pas gêner ceux qu'il aime, pour ne pas être méprisé et pour se protéger lui-même en préservant son image. Cette réaction de légitime défense structure un discours étrange. Le honteux préfère ce qui est anodin, distant, superficiel, là où il se sent moins mal à l'aise. Soudain, à l'occasion d'un mot ou d'un incident, un silence angoissant plombe la relation. Ces tensions répétées, inattendues, incompréhensibles pour l'entourage sont coûteuses en énergie. Rien n'épuise plus un organisme que l'inhibition, la contrainte à ne pas bouger, à ne pas dire, comme un gibier qui s'immobilise dans une posture d'alerte.
p32 - Une telle honte dépersonnalisante, en attribuant à l'autre le pouvoir d'un regard sévère, devient une sorte de masochisme moral qui est à l'opposé du masochisme pervers. Sade ou Masoch pensent que l'autre n'est qu'un outil de plaisir. Pour considérer qu'il rencontre une personne et non pas simplement un sex-toy, il devrait s'intéresser à son monde intime, connaître son histoire et découvrir ses valeurs. Un pervers ne sait même pas qu'on peut se poser la question du monde de l'autre. Alors que le honteux pense tellement à ce que l'autre pense de lui que sa stratégie relationnelle, à force de ne pas s'affirmer, altère l'intersubjectivité. La honte posttraumatique provoque un tel effacement du blessé qu'elle finit par gêner le partenaire : "Regardez qui je suis, pourrait dire le honteux, comment voulez-vous qu'elle aime un minable comme moi? Pour m'aimer, il faut qu'elle y trouve son compte. Je vais tout lui donner pour mériter un petit bout de son affection." Une telle négociation affective dépersonnalise le honteux qui, pour se faire aimer, se place lui-même sur le tapis roulant de la dépression d'épuisement. C'est pourquoi le bum-out est si fréquent dans les relations d'aide professionnelle.
p43 - Chaque soir, dans le dortoir de l'orphelinat où il avait été placé, Armand prenait rendez-vous avec ses rêves. Au moment de l'endormissement, il faisait venir dans sa conscience engourdie un gros chien jaune débordant d'affection. Alors, Armand s'endormait en souriant, gratifié par la satisfaction imaginaire de ses amours perdues. Ce plaisir est un aveu d'amertume relationnelle: "Avec ce chien de rêve, l'affection est facile alors qu'en réalité, il n'y a personne pour m'aimer." Une telle défense régressive permet de souffler, de se sécuriser et de se ressourcer avant d'entreprendre un effort de résilience. Grâce à cette petite créativité intime qui lui apporte une satisfaction imaginaire, l'enfant carencé s'apaise et prend conscience de ses désirs. Reste à passer au réel maintenant, ce qui n'est pas toujours possible. "L'homme heureux n'a pas besoin de rêverie" puisqu'il est comblé dans la journée et qu'il s'endort paisiblement après une bonne fatigue. Le malheureux, lui, a besoin d'une mise en scène onirique pour modifier le sentiment qu'il éprouve de lui-même et donner une forme théâtrale à sa nostalgie d'affection. Quand un malheureux ne sait pas se réfugier dans la rêverie, il ne connaît que l'amertume du réel, puisqu'il ne parvient même pas à ressentir quelques échantillons de bonheur.
p64 - Le trauma n'est pas toujours aussi flagrant. Le plus souvent, il est insidieux et la honte acquise au cours du développement imprègne dans la mémoire de l'enfant un abcès diffus, une déchirure invisible. À l'occasion des interactions quotidiennes, il arrive qu'un parent, sans s'en rendre compte, manifeste des gestes et des mimiques de rejet ou de mépris. Quelques moulinettes verbales comme "encore toi!... aahrr!... ça ne m'étonne pas de toi!", quelques expressions faciales involontaires, comme une bouche pincée, un froncement de sourcil, une raideur du corps qui s'éloigne quand l'enfant veut s'y blottir expriment un désir de distance affective. Quand ces gestes signifiants, vitaux pour un enfant, se répètent chaque jour à la moindre interaction, pendant des années, ils finissent par inscrire dans la mémoire du petit une sensibilité malheureuse, une vulnérabilité acquise qui se manifeste par des comportements d'humilité excessives. L'enfant s'efface, se tait, baisse les yeux et évite tout affrontement verbal. Son élan affectif vers un parent rejetant lui a fait acquérir la sensation que toute affection est inaccessible. Il devient anormalement sage, abattu, silencieux, à l'écart, jusqu'à l'adolescence où il lui faudra utiliser ce style relationnel pour tenter l'aventure sexuelle. Les minuscules déchirures quotidiennes ont construit dans son âme une représentation de soi qui pourrait se dire ainsi: "Je vois bien que je te déçois... Je ne suis pas à la hauteur de tes rêves... C'est normal que tu me méprises..." L'enfant se mire dans le regard de sa figure d'attachement qui lui renvoie une image de dédain. La fratrie, les copains d'école, les enseignants, toute figure signifiante pour lui, possèdent le pouvoir de lui faire internaliser une image dévalorisée de lui-même. Être rejeté ou méprisé par quelqu'un dont on espérait l'affection est une déchirure traumatique. Cette agression moins flagrante qu'un viol ou qu'une scène d'horreur est d'autant plus traumatisante que, mal consciente, elle est mal mentalisable et l'on s'en protège moins.
Dire par les mot de Cyrulnic, ce qui me fait honte me semble un chemin vers la résilience.
Le chemin est long, mais l'ultra-trail m'a habitué à accepter la longueur.
Lecture toujours en cours, donc à suivre...